Multimétallisme, nucléaire et décadence – (Re)lire Fondation d’Asimov
J’ai récemment relu Fondation, le tome premier du Cycle de Fondation, par Isaac Asimov. Lycéen, j’avais déjà suivi les péripéties de Hari Seldon, Salvor Hardin et les autres. Je les ai donc redécouvertes, sous un jour nouveau, car ma compréhension du monde a beaucoup évolué depuis – notamment au travers de ma rencontre avec Bitcoin. Dans cet article, j’aborderais quelques-uns des aspects qui m’ont frappé lors de cette redécouverte, et les réflexions qui en ont découlé. C’est promis, pas trop de spoilers, je resterai en surface de l’intrigue. Bonne lecture !
Fondation ?
Tout d’abord, un peu de contexte. Fondation est le premier roman d’une suite, baptisée le Cycle de Fondation. Ecrit entre 1942 et 1951 par l’immense Isaac Asimov, il est considéré comme l’un des romans les plus important de la science-fiction. Situé plusieurs millénaires dans le futur, alors que l’humanité a essaimé parmi les étoiles et que l’Empire Galactique recouvre des milliers de mondes, il décrit l’annonce de la chute de cet Empire par Hari Seldon, fondateur de la psychohistoire, une science statistique qui entend prédire le futur des populations. Seldon prévoit à l’issue de cette chute une ère de barbarie de 30,000 ans, qui peut être raménée à seulement un millénaire, à condition de mener à bien un projet : la création de la Fondation, chargée de rassembler tout le savoir de l’humanité dans une encyclopédie.
Quelques années après les prédictions de Seldon, la chute survient effectivement, mais les dirigeants n’ont pour une fois pas fait la sourde oreille, et la Fondation a bien été créee entre temps sur une planète en périphérie de la Galaxie, répondant au nom évocateur de “Terminus”. Rapidement, le roman se concentre sur l’existence de la Fondation après la chute de l’Empire, alors que les routes commerciales sont coupées et que partout surgissent de nouveaux royaumes indépendants, maintenant que le pouvoir de l’Empire n’est plus suffisament puissant pour rayonner dans toute la galaxie.
La décadence
L’un des premiers thèmes forts de Fondation est sans aucun doute la notion de décadence, que l’on retrouve également quand on évoque par exemple l’époque historique de la chute de l’Empire Romain. La situation politique avant la chute est celle d’une lignée d’empereurs fragilisée, à mesure que la noblesse prend peu à peu le dessus. En parallèle, le rayonnement impérial sur l’ensemble de la Galaxie a un coût : la planète capitale, Trantor, n’est rien d’autre qu’une immense ville où vivent et travaillent des milliards de fonctionnaires, bureaucrates indispensables au fonctionnement de l’Empire tout entier, mais dont la subsistance dépend dans le même temps du ravitaillement régulier en nourriture venue d’autres planètes, puisqu’il n’y a tout simplement aucun espace dévolu à l’agriculture sur Trantor.
La chute annoncée de l’Empire, sa décadence, est donc sensible dans deux aspects prépondérants : son extrême centralisation, puisque la haute administration de l’Empire est concentrée sur Trantor ; et sa dépendance extrême aux provinces qu’il entend dominer, puisque la tête pensante n’est nourrie que par les produits issus de planètes agricoles. J’ose ici un rapprochement avec la dialectique du maître et de l’esclave envisagée par Hegel : à trop s’appuyer sur l’esclave pour l’exécution des basses tâches, le maître finit par s’alinérer lui-même, tandis que l’esclave, apprenant à maîtriser la nature et la technique, se rend maître de celles-ci, gagnant ainsi dans le labeur une liberté de substition à celle que lui a ravi sa condition d’esclave. Le maître devient ainsi dépendant de l’esclave, les rôles sont inversés.
Le maître est donc ici la capitale impériale, dépendante de ses provinces au point de ne pouvoir matériellement survivre sans elles. A l’échelle d’un Empire Galactique, une telle centralisation dans un lieu si dépendant de ses périphéries, c’est la chute assurée.
Le multimétallisme
Un autre aspect qui m’a frappé à la relecture de Fondation est la façon dont Asimov envisage la monnaie, sur des mondes civilisés, mais entre lesquels les relations commerciales sont ténues depuis la chute de l’Empire. Chaque monde est ainsi bâti sur les vestiges de l’Empire déchu, et relativement isolé des autres planètes. Cet isolement est progressivement rompu à mesure que le commerce reprend, et c’est là que la question des monnaies rentre en jeu, d’une manière surprenante pour un lecteur né après 1971.
En effet, dans l’univers post-chute imaginé par Asimov, chaque planète possède sa propre monnaie, avec bien entendu des taux de change variables suivant les circonstances. Mais il ne s’agit pas de monnaies papier intangibles, décorrélées de tout bien physique sous-jacent, telles qu’on les connaît aujourd’hui (pour rappeler, depuis 1971, les monnaies fiduciaires, nos monnaies étatiques donc, ne sont plus adossées sur les réserves d’or des Etats). Si l’on exclut les périodes particulières que sont les années de guerre, Asimov n’a en effet jamais connu un tel système. Au contraire, son référentiel est celui d’un étalon-or bien établi dans le commerce international et sur lequel se basent toutes les monnaies principales, et un bimétallisme or-argent pas si éloigné que ça puisque certaines économies reposaient encore sur l’étalon-argent à la fin du 19ème siècle. Le système, ou plutôt les systèmes monétaires qu’il imagine sont donc bien évidemment imprégnés de cet environnement. Il n’est donc pas étonnant de retrouver sur chaque planète une monnaie, frappée dans un métal différent suivant les planètes, mais toujours un métal dont le “Stock-to-Flow” (c’est-à-dire le ratio “quantité existante” sur “quantité nouvellement créée”) dans cet environnement précis est assez élevé. Autrement dit, sur les planètes éparses et relativement isolées les unes des autres se mettent en place des systèmes monétaires identiques dans leur fonctionnement, se basant sur le métal le plus rare dans la croûte d’une planète donnée. Sur Terminus, planète très pauvre en minerai, du simple étain constitue donc la monnaie, alors qu’il est abondant sur d’autres mondes. Sur ces-derniers, d’autres métaux, comme l’or par exemple, constituent la base du système monétaire.
Cette considération monétaire m’a fortement rappelé le début du livre The Bitcoin Standard, où Saifedean Ammous souligne qu’historiquement, le marché laissé libre d’attribuer à n’importe quel bien la fonction de monnaie finissait inexorablement par se tourner massivement vers les bien les plus rares, c’est-à-dire présentant le Stock-to-Flow le plus élevé. Il s’agissait par exemple des pierres Rai sur les îles Yap, car elles y étaient présentes en nombre limité et qu’il était compliqué d’en accroître significativement l’émission, car il fallait alors les faire venir par la mer. L’arrivée des occidentaux et de leur bateaux plus performants fit chuter tout d’un coup le prix de transport et, avec lui, la rareté de ces pierres. De même, si demain un astéroïde rempli d’or venait à s’écraser sur Terre, il pourrait selon sa masse bouleverser durablement le rôle de réserve de valeur de ce métal.
De cette analyse ressort donc bien le fait, d’ailleurs souligné par Ammous dans son ouvrage, que la rareté d’un bien, mesurée à son Stock-to-Flow, et donc sa pertinence en tant que monnaie, est une fonction du temps et de l’espace. Ce qui est vrai ici et maintenant ne le sera peut-être pas là-bas et/ou plus tard. C’est exactement ce qu’il se passe dans Fondation : le Stock-to-Flow des métaux respectivement à chaque planète détermine leur adoption en tant que monnaie par les populations sur ces planètes. La reprise du commerce interplanétaire va venir progressivement modifier cet état de fait, puisqu’il permet le transport des métaux d’une planète à l’autre.
L’énergie atomique
Une dernière dimension qui m’a frappé à la relecture et que j’aimerai analyser ici est le rôle que joue l’énergie nucléaire dans Fondation. En effet, au sein de l’Empire Galactique, l’essentiel de l’énergie semble provenir de cette source d’énergie, permettant d’alimenter des planète-villes entières, à l’image de la capitale Trantor. Suite à la chute de l’Empire et dans les dizaines d’années, voire le siècle qui suit, le fonctionnement de cette énergie est peu à peu oublié sur les planètes de la périphérie, à l’exception de Terminus où ces connaissances sont maintenues, et même perfectionnées, grâce aux scientifiques de la Fondation. La quasi-totalité de la Périphérie bascule donc ainsi dans un retour aux énergies fossiles : charbon, pétrole, etc.
Je me souviens vaguement avoir été interloqué par cet aspect lors de ma première lecture, au lycée. Je jugeais alors inconcevable qu’une telle perte de connaissance puisse se produire, qu’en l’espace d’un siècle seulement le fonctionnement de l’énergie nucléaire soit oublié, que la formation d’ingénieurs spécialisés périclite, etc. Mais aujourd’hui, avec le recul et en considérant par exemple les campagnes anti-nucléaire de Greenpeace, qui se targue de se baser sur la science, ou encore la fermeture récente de la centrale de Fessenheim, pourtant estimée inutile par l’Autorité de Sûreté Nucléaire, un tel résultat ne me paraît plus si improbable.
D’après ce qu’en disent certaines personnes de mes connaissance travaillant dans le domaine du nucléaire, le gouvernement en France est bien conscient qu’il est illusoire d’espérer contrer l’urgence du changement climatique tout en abandonnant l’énergie nucléaire. C’est un fait, le nucléaire rejette moins de gaz à effet de serre que l’éolien ou le photovoltaïque, et il est est mobilisable de manière prédictible, là où les deux énergies prédemment citées sont intermittentes et dépendent des conditions météorologiques. L’hydroélectricité présente de nombreux avantages, mais elle dépend énormément du relief, et ne peut donc pas être déployé partout où on le voudrait.
Reste donc le nucléaire, si l’on veut éviter tout recours aux énergies fossiles que sont le charbon et le gaz. Malheureusement, le travail de désinformation de certains suit son cours, si bien qu’en 2019, 69% des français estimaient que le nucléaire “contribue au changement climatique” alors qu’il s’agit de la source d’énergie la moins éméttrice de gaz à effets de serre (3 à 5 fois moins d’émissions que l’éolien et le photovoltaïque). Le recul de l’énergie nucléaire dans de nombreux pays, comme l’Allemagne par exemple, où elle a été en bonne part remplacée par du gaz et du charbon, n’est ainsi pas sans rappeler les conditions pré-existantes à la chute de l’Empire Galactique.
Postface
Comme annoncé dans l’article d’introduction de ce blog, celui-ci a avant tout pour vocation d’expérimenter, et d’écrire enfin quelque part ces réflexions qui me viennent régulièrement. Ce sera d’ailleurs là l’objectif de la catégorie “A la lecture de…” : saisir les pensées et raisonnements suscités à la lecture d’une oeuvre, de fiction ou non. J’espère que ces quelques pensées sur le multimétallisme, la centralisation à outrance et l’énergie vous auront parues dignes d’intérêt. Je trouve à titre personnel que la science-fiction est un formidable outil de prospective, et qui permet également de faire ressortir certains aspects de nos sociétés contemporaines et passées de manière éclatante !
Merci de m’avoir lu, stay safe, et bon confinement !